samedi 20 octobre 2012


Il faudrait toujours avoir des maisons/raisons où se rendre à pied, aller simplement les voir, prendre des nouvelles, vérifier une rumeur, renifler une fenêtre, prendre des mesures, voire brûler et piller. Marcher pour n’est pas vers, n’est pas rentrer à la maison, les pieds et les jambes le savent, avancent sans rechigner, je suis parti vers 10h de Naves, un village remarquable, comme disent les offices du tourisme pour garantir la pierre ancienne brossée javel et la restauration au pulseur d’eau des rues pavées de silex (il y a même un type qui vend des tronçons de bouscasse écorcés en bâtons de randonnées). Naves à 2 km des Vans, j’ai laissé la voiture et j’ai grimpé le long d’un cirque de calcaire gerbé en stries quasi égales qu’on les dirait rangées par une main maniaque, des châtaigneraies puis des potagers où un homme travaille au son de la radio, je suis presque à lui reprocher, me reprends à temps, passe outre, un hameau et en direction de la Croix de Bancillon à travers d’autres châtaigneraies, abandonnées celles-ci, la pente est raide, je me taille mon propre bâton (own private). Difficile de ne pas trop regarder le sol, de détacher les yeux du chemin qui sinue, passe entre les souches, les troncs, contournent des rochers, s’arrangent des plus petits sur lesquels il faut ne pas trébucher, à un moment je lève les yeux : très près, à peine à quelques couches de jeunes et fins troncs, sorti du sol-même qu’elle cache, au-dessus de moi une brume qui recule quand j’avance jusqu’à la crête proche où un effet de virage me fait croire que le versant que je vois maintenant est celui où je vais quand il est celui d’où je viens. La brume remonte la pente derrière moi. Par paquet. Par bout flottant. Un faucon s’envole, fait tout de suite demi-tour, se pose sur le rocher qu’il quitta, reste indifférent sinon un triple hochement de tête séquentiel dans ma direction. Je déploie une carte pour m’y retrouver. Je sais que je suis capable de l’ouvrir 30 fois en 5 minutes pour vérifier à nouveau ce que je viens d’oublier que j’avais vérifié. C’est par là.


La crête comme un chemin d’exploitation, soit! Il y a sur le sol un papillon qui imite la silhouette du cormoran (à dessein je ne sais, mais, un instant, je crois à un très petit cormoran, comme la fois où un moineau s’était posé sur une vielle planche d’une vielle porte appuyée au tronc d’un mûrier, posé sur cette planche, le corps droit comme un pic-vert, sans bouger à mon approche jusqu’à ce qu’il s’envole et que je comprenne qu’il était lui aussi un papillon). Le chemin des crêtes dans les genets : une expérience des verts – il y en aura d’autres –, chaque pas compte, non pas dans un rapport de fatigue mais comme partie précise et entière de cette journée dédiée à un aller vers une maison en particulier et verrai bien quand j’arriverai. Je n’ai toujours pas faim, toujours pas soif, j’ai sué dans la montée, maintenant le vent – le courant d’air, échelle immense et douce – sèche mon ticheurte, il y a un chemin (comme depuis toujours maintenant) et j’entre dans une forêt, nous marchons moi-même et moi en direction de Malons, jusqu’à Malons, dans un soudain bois d’ormes et/ou de pins, comment la forêt se transforme en lointain du parc du château où le planté le dispute au jailli, où la sentine tracée au pastel dans l’éclat des feuilles par les siècles déposées devient une large allée basse sous des branches étalées depuis des troncs à qui on ne la fait pas, il y a les clochettes de deux chiens de chasse en quête, goguette et loin de tout qui m’accompagnent quelques centaines de mètres par réflexe ou politesse, je marche, j’atteins Malons sous les nuages qui lentement s’étalent, Malons où la descente, la vraie, commence.


Je n’ai pas très faim, le petit crottin sec, une demi-pomme, un peu de pain, de l’eau, me suffisent : suis-je bonze alors ? Je mange. Tout à coup j’ai pensé que je n’avais pas acheté la maison quand les parents la mirent en vente, que ni moi, ni Chloé n’avions envisagé d’acheter la maison. J’ai du mal à avoir une maison, je veux toutes les maisons, je veux tous les amours. Au camping des Vans, j’aimais bien ma roulotte et, quelques semaines avant, j’aimais bien ma chambre dans ce gîte perché au-dessus du Chassezac et le mois précédent Marseille était ma ville comme le village de Quinson dans le Verdon ou Digne le temps d’une correspondance en bus, comme s’il fallait que toujours je puisse ailleurs, parce que Arriver a quelque chose du post-coïtus et Partir n’est fait que d’arrachement. Reste la trace. J’ai une instabilité de pantouflard, des peurs d’aventurier et un complexe de l’abouti – tant que c’est en cours, ce n’est pas raté. J’ai quitté la route pour suivre le GR sur des coteaux que je ne connais pas où un hameau entier a été retapé en villégiatures (tous les volets sont à cette époque de l’année fermés) avec un abreuvoir surmonté d’une grosse cloche que je n’atteins qu’à la 10ème pierre, un bon son rond qui part dans la vallée étroite d’un cours d’eau que j’entends plus bas, celui peut-être qui passe sous le pont cassé que j’aurais dû rejoindre si, ici-même, comme je me demandais comment s’était logé au milieu d’un amas de feuilles et d’épines brunes habité de mouches une unique et seule épine verte, je n’avais perdu le chemin, pour en emprunter un autre qui me déposa sur une route que j’ai longée jusqu’à Ponteils.


J’ai des raisons de ne pas aller plus loin. Des raisons vagues. Des intuitions que tout cela est vague. Des sentiments de frousse, des appréhensions. Ce n’est pas une éventuelle tristesse qui me fait peur mais plutôt son absence, revoir la maison aimée et ne pas être triste, ne pas avoir de larmes, qu’elle ne soit qu’une maison qui fut et n’est plus, une belle page définitivement tournée – tant que c’est en cours, ce n’est pas raté –, pas un grand sac de larmes sur le passé disparu, le paradis arraché à l’enfant qui jouait innocent dans le pré couvert de fleurs avec brio d’aubépines et passage furtif de l’âme rude du gardien du temple escortée de jeunes filles en toges et couronnes de myrte. La DDE construit un nouveau pont pour traverser la Cèze vers Ponteils, je cueille un physalis au parterre d’une maison du Chambon, des figues il y en eût tout au long du chemin et celles-ci, grosses et pendantes comme les couilles d’un géant, sont trop au milieu d’un jardin pour que je les chaparde. Des poules grasses attendent le soir la tête plantée dans de hautes touffes d’herbe, j’aimerais être des poules grasses. J’approche.


Je sais que je marche en faveur de la peur. Comment faire autrement ? Comment ne pas faire avec, depuis, dedans ? Comment ne pas dire «Pas de problème à élaborer un système de guindes pour qu’une voiture s’enfonce à volonté dans le Chassezac» ? Ou «Pas de problème pour couper une caravane en deux, construire une extension praticable et poser sur le tout une terrasse où quatre personnes pourront monter» ? C’est pareil que de dire «Je vais aller revoir la maison de Rieusset» ? C’est la même peur qui s’active, qui met de mauvaise humeur, qui grignote l’estomac et fait monter l’exaltation, c’est la même raison de ne pas croire qu’il y a du danger et /ou de la vacuité. Plus j’approche et plus j’ai des raisons d’avoir déjà rempli ma mission: pourquoi aller plus loin ? J’ai traversé la montagne, j’ai fait attention à chaque pas, à chaque empreinte de chaque pas, j’ai vu chaque pierre, j’ai même bondi d’un versant l’autre comme un saucisson à la paterne d’un charcutier, à quoi bon voir le bâtiment ? Je pourrais faire demi-tour, ou continuer tout droit sur Vielvic. Justement je ne retrouve plus l’endroit où débouchait le raccourci qui descend du pré, je ne reconnais pas cette sapinière, pas ce hangar, pas ce virage, pas ce coteau, pas ce panneau caché en partie par un buisson, «St…» ? Il y avait un lieu-dit appelé saint quelque chose ? Où et comment la route de Rieusset rejoignait-elle celle de Villefort ? Phase amnésique, rien ne s’allume quand je vois le panneau St Henri. J’admets ce panneau, c’est tout, et j’ai le vague souvenir des bâtiments désaffectés de la Manufacture, maintenant en cours de retape avec voitures garées dans la cour et scottish terrier aux aguets. C’est un souvenir en creux, un souvenir creux qui ne s’est comblé que le lendemain, dans le souvenir du souvenir : passer en voiture par St Henri et chaque fois penser à ce collègue menuisier avec qui nous nous surnommions Henri, indiquer St Henri comme repère à un ami qui passera cet été.


Aujourd’hui, un chemin (traits jaune et rouge sur le tronc d’un arbre) part du premier lacet de la route où les bogues et les châtaignes écrasées par les roues de voitures forment des taches or et ivoire. Je presse le pas, il faut en finir, et enfin je débouche sur le grand pré séparé du hameau par la voie en impasse qui le longe. Il y a quelque chose de plus habité qu’avant, de plus quotidien, l’extension de parpaings d’une maison, celle en bois d’une autre, des gens (un peu) qui vaquent. Dans le milieu supérieur de l’herbe, là où elle remonte en talus jusqu’à des murs de pierre, un homme est assis devant une dizaine de moutons qui paissent, un berger australien couché à ses pieds. J’avance vers lui. Vais-je le déranger ? Puis-je le déranger ? Puis-je lui parler ? Ses moutons vont-ils m’attaquer ? Son chien m’égorger ? Il est retraité de la Poste, revenu ici en 95. Quand j’évoque la maison, il dit «Ah oui, les pitons» et la conversation tourne au n’importe quoi, car chaque fois il y a quiproquo sur les noms, l’emplacement de telle ou telle maison, les années, les provenances des propriétaires, bref ni lui, ni le maçon et sa femme qui ont construit une maison sur celle de Liro (?) ne se souviennent des Danos (et tous m’assurent qu’il n’aimerait pas vivre à Paris – ???). Je suis redescendu par la route suivi par l’épagneul du maçon que j’ai dû, arrivé au petit pont de Vielvic, renvoyer chez lui à grands moulinets de bâton. De là j’ai fait du stop, il n’y avait plus de chausson aux myrtilles à Villefort («Les jours comme aujourd’hui, les forains nous dévalisent dès le matin», m’a dit la boulangère). J’étais passé, bien sûr, par la maison qui a toujours ses volets mauves, les quatre premières terrasses débarrassées de leurs arbres lui donnent des allures d’opulence et la borne kilométrique que Papa cherchait toujours à dissimuler à une éventuelle visite de la gendarmerie est, peinte en vert, à l’entrée de la propriété.